Je est un(e) autre fèlé(e)

De Paul Gonze
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19 avril 1944 un peu avant quatre heures du matin: le médecin en chef de l’hôpital de Panda au Katanga sort, exténué, de la salle d’accouchement et demande à un homme et une femme, prostrés depuis des heures dans la salle d’attente, qui il faut sauver, la mère ou l’enfant. Celui qui doit être le mari de la parturiente n’ose choisir mais la femme se lève, énergique : "Sauvez la mère, il y a déjà assez d’orphelins !". Ça doit être sa mère.
Le docteur s’en retourne. Coincé entre sa conscience de catholique qui lui dicte de donner la vie à un nouveau chrétien au prix d’une future bien-heureuse, et ses préoccupations carriéristes qui le pousse à obéir à la belle-mère d’un des futurs patrons de l’Union Minière du Haut Katanga, il ne peut que faire un miracle : m’extraire en position siège du sein de ma mère par des forceps qui ovalisent mon crâne et me tordent les chevilles, avec le cordon ombilical autour du cou qui m’étrangle. Je n’ouvre pas la bouche, je deviens tout bleu, mauve presque. Sœur Marie-Madeleine, bénédictine d’une soixantaine d’années, n’hésite plus, repousse son chef sur le côté, et m’embrasse passionnément, violemment sur la bouche : Waaaôw, je crie… je vis !
Grâce à elle, je ne suis pas totalement débile, peux me lover dans les bras de ma maman qui me réchauffe puis s’endort, épuisée mais souriante. Avons-nous alors encore rêvé le même rêve ?

Likasi au Congo, neuf mois plus tard : J’ai près d’un an. Je gigote dans les bras de mon oncle qui m’exhibe à ses copines bronzant au bord de la piscine. Je glisse et ma tête rebondit sur les marches du plongeoir comme une brosse balle de caoutchouc. Je tire une drôle de bouille et me mets à chialer. Comme je n’arrête pas, mon oncle s’empresse de rendre le sale gosse à sa sœur, à ma maman.

Kipushi au Congo, quand j’ai neuf ans : J’ai neuf ans. Je fonce, devant mes frères, sur ma belle bicyclette rouge pour être le premier à plonger dans la piscine. Mon frère Michel me hurle « Attention… ! ». Je me retourne, lui demande « Quoi encore ? » et écrase ma tempe contre une grosse américaine, une Ford sans doute. Quand je sors du coma, ma maman est là, avec un drôle de sourire.

Lubumbashi au Congo, à treize ans : Je poursuis mes copains dans le réseau des égouts de la ville. C’est, en saison sèche, un superbe labyrinthe de béton où les échos de nos cris et de nos rires se multiplient et se confondent. Avec un zeste d’angoisse car il fait aussi noir que dans le trou de balle d’un noir, ou d’un blanc. Blanc quand je heurte du front un ressaut de la voûte. Puis rouge car ça saigne. Avec des étoiles jaunes qui s’estompent : le jeu continue…

Vingt ans plus tard, en Belgique : je découvre cette citation, d’un anonyme : « Bienheureux sont les fêlés car ils laissent passer la lumière ». Elle me flatte, me perméabilise à mes doutes, m’ouvre à mes rêves. Je vis mieux avec cette impression que des choses passent à travers moi, qui ne m’appartiennent pas, dont je ne suis que le catalyseur. Et qu’elles passeront d’autant mieux que je ne chercherai pas à les contrôler. Que je serai anonyme, transparent, perméable… altéré.

Noël 1960 en famille, à l’Espinette, lourde bâtisse familiale situé à la lisière des champs de Linkebeek : A l’ombre du sapin, mon grand-père demande à chacun d’entre nous ce que nous souhaiterions d’impossible. Naïf, je dis que j’aimerais être « enceint ». Effarement général. L’aîné de la famille serait-il un homosexuel refoulé ? Non… seulement un mauvais poète, conscient que ses jeux de mots ne le consoleront jamais de l’impossibilité, en tant que mâle, de vraiment créer, donner la vie, donner la lumière à un autre. Conscient aujourd’hui que la citation de l’anonyme doit être amendée, qu’en vérité « Bienheureuses sont les fêlées car elles laissent passer la lumière ».

Comment ne pas y voir aussi une éblouissante métaphore du sexe féminin ?