Ma Toquante

De Paul Gonze
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                                                                                                                     MA MONTRE


Á douze ans, à l’occasion de ma communion solennelle, j’ai reçu de mon père, cadeau classique marquant le passage de l’intemporelle insouciance enfantine à la conscience de l’obsédante, inexorable marche du temps, une montre Oméga. Superbe, et automatique, n’exigeant pas qu’à intervalle régulier, j’en remonte le ressort, se faisant ainsi oublier avec autant de discrétion que d’omniprésence.


Je l’ai gardée jusqu’à la fin de mes études d’Ingénieur des Mines à Louvain puis de Maitre en Sciences Géologiques à Mac Gill. Jusqu’au jour où j’ai décidé de contrebalancer le poids de mon conditionnement technologique par des errances culturelles, vagabondant au Sud et vers l’Orient au lieu de rentrer au bercail et à la mine. Est-ce pour symboliser ce libertaire allègement que j’ai oublié, perdu mon chronomètre ? Toujours est-il qu’il a suffi de quelques jours au soleil pour tanner l’anneau de peau blanchâtre, effacer l'anneau d’esclave cerclant mon poignet. Et que, pendant plus de trente ans, j’ai essayé de ne vivre qu’au rythme de mes paresseuses rêveries et, quand il le fallait vraiment, du TDA, du Temps Des Autres


Puis, un matin, mon père est décédé. J’ai hérité alors, en tant qu’ainé de la famille, de la montre patriarcale : extra-plate, en or avec verre de cristal, d’une sobre, austère élégance : Héraut silencieux chargé de me rappeler, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que mon temps m’était dorénavant compté. Ainsi j’ai appris à ne plus fixer de rendez-vous, rencontrer mes amis, retrouver ma belle, m’endormir, me réveiller, rêvasser… sans jeter un œil compulsif sur la toquante trottinant silencieusement dans le prolongement de ma ligne de vie.


Un été, je suis parti avec mon amie, bien à l’heure, en vacances pour le Sud de la France. Nous nous sommes arrêtés sur la berge de la Saône pour pique-niquer au soleil. Magnifique moment de détente ! Irrémédiablement gâché quand, reprenant le volant de ma camionnette, j’ai été frappé par la nudité de mon poignet. Espérer retrouver ma montre entre cailloux et roseaux était illusoire. Je devais me faire une raison, me reconnaitre fils indigne, incapable de conserver l’ultime don de mon père. Pendant quelques temps, j’ai cru y voir un présage du destin puis me suis habitué à me rabattre sur mon ordinateur, mon téléphone portable, des enseignes urbaines lumineuses, tous ces innombrables gadgets prodiguant à tout moment une version numérisée à la seconde du temps universel.


Un an plus tard, mon fils Nathan m’a emprunté ma camionnette pour partir lui aussi en vacances en France… A son retour, il m’a rendu ma montre. Quel miraculeux prodige avait pu le pousser à pique-niquer au même endroit que moi au bord de la Saône, deviner sur la grève, entre les ordures charriées par le courant, un objet insolite, brillant et y reconnaitre mon bijou ? Et non, l’explication était plus prosaïque : il avait trouvé ma montre sous le siège du conducteur. Elle avait du se détacher quand j’avais saisi le volant, n’avait donc cessé de m’accompagner.


S’arrêtera-t-elle de tictaquer quand je vivrai mes derniers instants, cette fiable mécanique que mon père m’a donné et que mon fils m’a restitué…
 

 

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