Par Roger Gaillard dans EMOIS, mensuel européen

De Paul Gonze
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Juillet-Août 87

 

TOUT
sur
TOUT
Fabrique de Rêves

 

Ils sont fous, les gens de TOUT. Superbe tribu de Belges anonymes, héritiers des situationnistes, ils fendent une ville en deux a coups de peinture rouge, ou font surgir toute une plage des paves d'un quartier pauvre. Mais ces rêveurs de fond savent aussi se faire écouter des industriels: grâce à une vingtaine de mécènes, ils envisagent de construire à Bruxelles une étonnante sculpture lumineuse et mobile qui « respirera » en harmonie avec les phases de la lune.

C'est triste à dire, mais la lune, pour être franc, tout le monde s'en fout. Qu'elle soit là où non, gibbeuse et grumeleuse, dans un ciel qu'on n'a de toute façon plus le temps de regarder, ça n'a guère d'importance que pour la pêche en mer et quelques autres arts tellement mineurs que même Bernard-Henri Lévy ne consent pas à les dédaigner. Depuis qu'un Américain y a fait du jogging au nom de l'humanité entière, voici presque vingt ans, elle n'a de surcroît même plus le charme de l'inaccessible, dame Lune. On sait juste vaguement qu'elle subsiste, 380000 kilomètres au-dessus des pluies acides. Mais elle pourrait disparaître que personne ne le remarquerait

Sauf quelques pierrots invétérés, lunatiques par une sorte de conviction religieuse. Parmi ces derniers, des Belges, peuple traditionnellement épris de fantastique et de surréalisme. Une poignée d'entre eux, unis en un groupe qui s'appelle tout simplement TOUT, a récemment conçu un projet fabuleux, de ceux qui donnent envie de tenir le coup jusqu'au prochain millénaire pour voir à quoi ça va ressembler, Intitulé “Un Rêve... et l'autre dans la Lune”, c'est une idée à deux étages, comme certaines fusées

Premier étage: construire en un carrefour de Bruxelles une sculpture circulaire, base fixe constituée d'ailettes rayonnantes et surmontée d'une partie mobile d'un même métal anodisé bleu nuit. La partie mobile (que les non-géomètres nous pardonnent) serait un “hyperboloïde de révolution” dont les génératrices s'inclineraient et se redresseraient en synchronisme. Quelque chose comme une fleur de métal, s'ouvrant ou se fermant, “respirant” en harmonie avec les phases de la Lune. Un grand miroir circulaire, des tubes de néon et des projecteurs compléteraient la structure, l'illuminant ou l'obscurcissant de blanc et de rouge en fonction des marées, des éclipses et autres événements sélénites

Deuxième étage: construire sur la Lune, au centre du cratère de Copernic, une sculpture jumelle sauf par ses dimensions. La Terre étant 8 1,3 fois plus lourde que son satellite, l’hyperboloïde lunaire en serait magnifié d'autant et s'élèverait, au gré des phases de la Terre, de 293 à 405 mètres au?dessus du sol du cratère. Bref, le monument serait assez imposant pour abriter un palace mille étoiles destinées aux voyageurs interplanétaires de toute sorte. Qui pourraient, le soir au clair de Terre, depuis la terrasse, contempler au télescope la sculpture bruxelloise s'ouvrant ou se fermant en harmonie avec son homologue de Copernic

Voilà donc un beau rêve. Pour la Lune, bien sûr, on peut encore attendre quelques décennies. Mais le projet bruxellois n'a rien de farfelu. Des plans élaborés, une maquette mobile de deux mètres de diamètre ont prévu les moindres détails d'une réalisation sophistiquée, faisant appel à des technologies de pointe, dont un robot programmé par les données astronomiques de l'Observatoire royal de Belgique. Côté financement, la sculpture de TOUT est parrainée par une vingtaine de sociétés privées, dont PHILIP MORRIS BELGIUM, qui se sont engagées à fournir gratuitement matériaux, études techniques et know-how, de sorte que l’œuvre ne devrait presque rien coûter à la collectivité. Enfin, l'hyperboloïde variable a été pensé en fonction d'un lieu éminemment symbolique: le rond-point Schuman, morne cœur d'un quartier européen au béton particulièrement rébarbatif. De quoi donner un superbe supplément d'âme et de séduction à l'Europe des patates, du charbon et des paperasses dont Bruxelles est la capitale aujourd'hui bien meurtrie. Seuls obstacles prévisibles au projet: les réticences d'une partie du milieu belge des Beaux-Arts, hostiles à la démarche insolite de TOUT, et de certains hommes politiques, dont le ministre des Travaux Publics Louis OLIVIER, qui a sollicité un projet concurrent, beaucoup plus classique - un gigantesque pied d'Hermès prenant son envol - à un sculpteur de sa région, Félix ROULIN. Sans entrer dans trop de détails clochernerlesques, il faut bien dire que l'affaire du rond-point Schuman est en passe de devenir le grand débat esthético-philosophique du jour à Bruxelles, et que rien n'est joué, d'autres hommes politiques jugeant « l'Hermès » de Roulin terriblement passéiste et “pompier”. Affaire à suivre, donc, d'autant plus que le rêve apparemment fou de TOUT a suscité, non seulement auprès de l'intelligentsia non-conformiste, mais dans de larges couches de la population, des réactions de sympathie et d'enthousiasme dont bien peu d'artistes peuvent s'enorgueillir.

Mais au fait, qui sont-ils, les mystérieux artisans de TOUT? Difficile à dire, tant ceux-ci tiennent à un anonymat qui est l'une des règles éthiques fondamentales de leur activité: aucune de leurs oeuvres, aucun de leurs projets n'a jamais été signé. TOUT est une asbl, sigle aussi familier en Belgique que smic sous d'autres cieux, et signifiant évidemment association sans but lucratif.

Fondée sous la pleine lune du solstice d'été de 1978, TOUT a donc des statuts qui, à eux seuls, sont de petits chefs-d’œuvre de poésie et d'humour.
Article 3: l'association “a pour objet la recherche et les applications de phénomènes altérant les relations entre l'homme et son milieu” (altération qui s'entend dans le sens d'une ouverture de l'un à l'autre), les phénomènes mentionnés étant appelés “rêves” ou “utopies”. Article 4: “TOUT comprend des complices rêveurs au nombre potentiel illimité, et des membres réveillés au nombre efficient proche de sept.”
Article 13: “L'article 13 est-il là pour rêver?”
Article 17: “Quatre membres rêveillés, aux fonctions de dame ou valet des rêves, des trésors, des secrets et du sommeil, forment le cabinet.”
Article 24: “Tout les rêves se vivent.” Et ainsi de suite.
Les cotisations sont fixées en “nuages de sommeil” dont l'équivalent monétaire flotte entre 100 et 50 000 francs belges, et les éventuelles démissions doivent se rédiger en alexandrins

Pour la petite histoire, notons que ces statuts, dûment publiés par le “Moniteur belge”, ont fort inquiété le Ministère de la Justice de l'époque qui, croyant à une association de fumeurs de haschich, a ordonné une enquête de police. Avant d'en rire, le valet des rêves et la dame des secrets furent longuement cuisinés au poste, puis relâchés faute « d'indices.sérieux ». Mais, depuis lors, aime à rappeler le valet des rêves de TOUT, un professeur de droit de l'Université de Mons a utilisé nos statuts bizarres comme référence pour une étude sur la perversion du langage légal.

Parmi les “membres réveillés” de TOUT, il y a un architecte, un psychiatre, un artiste peintre et un économiste. Le Valet, un certain Franz DESREVEUX, est ingénieur des mines et géologue. Rêveurs, mais sérieux quand même, les gens de TOUT. Pourquoi DESREVEUX, et non pas VAN DROOM ou DEL SUEGNO au fait, comme si l'on parlait d'un de ces tristes héros de (mé)faits divers dont la presse, avant qu'ils ne soient jugés, aime à faire ses titres chocs? Par ce que DESREVEUX. a gardé, de sa jeunesse soixante-huitarde, une profonde aversion pour “l'art aseptisé qu'on peut voir dans ces catacombes, ces ghettos que sont les galeries et les musées”. Pour lui, l'art n'a de sens “que là où les gens vivent, en rapport avec un environnement, un cadre historique et social. C'est une erreur de poser un socle n'importe où; et puis quelque chose sur le socle, et de croire que ça, c'est de l'art.” Par conséquent, l'anonymat, le refus viscéral du culte de la personnalité, géniale ou non, est selon DESREVEUX. un gage essentiel du sérieux d'une démarche. “Nous considérons que l'environnement où nous intervenons est plus important que l'artiste et son insertion dans le marché de l'art.

Ces considérations philosophiques n'empêchent pas DESREVEUX , en sa qualité de valet des rêves, d'être universellement reconnu comme l'âme de TOUT, la conscience du groupe. Avant de créer l'association, il a travaillé plusieurs années comme ingénieur civil en Iran, au Japon, au Canada et en Afrique. Parallèlement, il participa aux activités d'un groupe un peu fou de tendance situationniste, MASS MOVING

Bétonner des voitures, fabriquer des machines à imprimer des fleurs sur les routes étaient des gags courants pour MASS MOVING, qui projeta aussi d'édifier un mur de bambou qui aurait couru du Cameroun au Cap Nord, projet hélas non réalisé. Mais DESREVEUX garde surtout le fabuleux souvenir d'un voyage en Transsibérien, avec d'autres joyeux fêlés, dont le seul but était d'aller à Hiroshima pour peindre cinq ombres des victimes de 1945, puis de procéder à Tokyo à un grand lâcher de quelque dix mille papillons, simultanément à un lâcher très chic d'éphémères similaires organisé lors de la 13iennale de Venise.

Ce passé ludique explique en bonne partie les orientations actuelles de TOUT, asbl apparemment mieux organisée et moins marginale, puisque l'un des atouts du groupe est d'avoir su obtenir la confiance de sponsors industriels d'envergure. Parmi les plus belles réalisations de TOUT, il faut citer “Un Rêve dessous les Pavés”: dans le cadre d'une exposition sur la pierre dans l'art belge contemporain, TOUT a reconstitué une plage entière dans un quartier populaire du Grand Bruxelles à Jette. Rue barrée par des dunes herbues, nageur émergeant des pavés, maisons repeintes à l'enseigne de la Marie-Jeanne ou du 32ème parallèle, ouverture d'un Café de la Plage dont le juke-box ne débitait que des airs de matafs ou des rengaines de vacances, rien ne manquait à ce tableau vivant qui ravit les habitants de Jette pendant tout l'été 1983. Certains voulaient garder cette plage surprenante, mais la municipalité s'y opposa par ce qu'elle n'avait pas les moyens de l'entretenir. Dommage pour le conducteur du train qui, déboulant de la voie ferrée toute proche, klaxonnait régulièrement pour attirer l'attention d'une belle aux seins nus alanguie sur sa chaise longue ? belle qui n'était en réalité qu'un mannequin

Autres hauts faits de TOUT: “ Un Rêve absent”, reconstitution en plastique transparent d'une maison détruite en hommage à beaucoup d'autres cadavres urbains bruxellois, avec fenêtres et portes miroirs s'ouvrant sur un taudis, le café Du Temps Oublié (l984); “Un Rêve venu de bientôt”, avion en papier-cuivre plié de huit mètres de long, gravé d'une version illisible et vraisemblablement pataphysique de la Déclaration des droits de l'homme, et qui vint se planter en mai 1982 juste devant la Faculté de droit de Liège: le texte de cette nouvelle déclaration humaniste sera rendu publie dès que 1000 et une personnes de l'Université auront versé chacune au moins mille francs belges au profit d'AMNESTY INTERNATIONAL, ce qui n'est hélas pas encore arrivé…

0u encore “Un Rêve propitiatoire”, véritable rituel urbain qui, du premier au 14 avril 1984, soit d'une lune noire à une pleine lune, coupa littéralement en deux la bonne ville de Liège. Sous le Perron, symbole des libertés de la ville, TOUT sculpta une faille dantesque dont les commissures s'étirèrent chaque jour un peu plus vers l'est et l'ouest, à grands coups de peinture rouge phosphorescente. Les balafres sanguinolentes, heureusement lavables, zébrèrent des voitures et des cageots de légumes, chevauchèrent hardiment des toitures, marquant inexorablement une fissure censée raviver le souvenir du tremblement de terre de décembre 1983.

Mais, pour TOUT, la véritable faille était morale, Liège étant une ville terriblement touchée parla crise économique, “ un rêve fêlé”, soupire DESREVEUX. De sorte que l'aboutissement de ce long rite initiatique fut, à la pleine lune, l'irruption de deux ambulances porteuses de deux demi?cercles en plomb, que l'on fondit ensemble pour cautériser la plaie béante du cœur de Liège et enrayer ainsi la progression de la faille. Sur ce, bien sûr, on fit joyeuse fête en quelque église, abreuvée de force bière au profit de tous les lézardés de la vie.

Se voulant “fabrique de questions” et atelier de visions, TOUT a bien sûr conçu d'innombrables autres rêves qui n'ont pu (encore) se matérialiser, comme “Un Rêve à l’ombre des cathédrales”, en hommage à Tintin, le Messie à la houppe, ou le joli rêve d'une “Meischeke-Pis” pour célébrer les mille ans de Bruxelles. La Meischeke-Pis, on l'aura compris, est le pendant féminin de ce petit pisseur potelé qui fait tant plaisir aux touristes. La ville, curieusement, n'en a pas voulu, et aucune association féministe, plus curieusement encore, n'a osé protester contre cette odieuse discrimination sexiste... Mais la vie est ainsi faite qu'elle permet rarement à tous les rêves d'un individu de se réaliser. A fortiori ceux d'une association aussi féconde que TOUT. L'important, pour F.D.., est de comprendre que chaque rêve, même apparemment anodin, est “une exploration en terre d'utopie “, et de se souvenir “ qu'en laboratoire, les personnes abusivement privées de la capacité de rêver deviennent folles“

Au-delà du jeu, de l'humour presque omniprésent dans les projets de TOUT, il y a une démarche qui ne manque pas de profondeur, voire de gravité. Les références constantes, incantatoires, à des moments cosmiques tels que lune noire, pleine lune ou éclipse sont une manière de rappeler que nous sommes liés à une nature, à un tout vis-à-vis duquel nous ne sommes que prétentieux brimborions.

Manière aussi de rappeler que le temps n'est pas seulement cette flèche impérieusement éjaculée vers la ligne bleue de l'agenda à remplir, mais aussi une réalité cyclique faite d'alternances, vie et mort, flux et reflux

Résurgence ludique de Mai 68, TOUT manifeste à sa manière cette évidence “Je crois à un progrès, dit DESREVEUX. mais que ce progrès prend la forme d'une spirale.” Raison pour laquelle l'asbi attache une grande importance au rituel, à une certaine théâtralité qui sait non seulement créer des événements, mais leur donner une fin, catharsis ou point d'orgue. Ainsi, à l'expiration du bel été 1983, la superbe plage de Jette-sur-Mer fut enterrée en grande pompe, sable tassé dans une baignoire qu'on encastra comme de juste sous les pavés du quotidien retrouvé. Ce fut, paraît-il, fort émouvant: à Jette comme ailleurs, les rêveurs fous de TOUT avaient su s'attirer la sympathie d'une population d'ordinaire très méfiante face aux audaces de l'art contemporain. Mais on peut être original sans agressivité, provocateur tout en respectant les beaufs de son coin. Peut-être est-ce cette dimension secrète, de sagesse et d'amour pas mièvre, qui vaudra un jour à TOUT de pouvoir construire son “Rêve... et l'autre dans la Lune”, double fleur de métal respirant et s'illuminant comme un drôle de pacemaker high-tech.

D'ici là, pour fêter dignement le solstice d'hiver, TOUT a invité à Bruxelles une douzaine d'artistes européens. Entre le 21 novembre 1987 et le 7 janvier 1988 (deux lunes noires, évidemment) et sur le thème des “Lumières dans la ville”, ces artistes créeront des sculptures lumineuses en douze lieux clés de la ville, à coups de lasers, bougies, néons, hologrammes et autres lampions. Chaque oeuvre, fatalement éphémère, devra s'adapter à son site. Manière de rappeler que nous vivons, le saviez-vous, l'Année européenne de l'environnement.

Les gens de TOUT ne manqueront bien sûr pas de surprendre avec leurs propres feux d'artifice et la fête sera sûrement très gaie. Occasion de méditer une fois de plus, antidote aux grisailles à venir, la profonde justesse de l'article 24: “Tout les rêves se vivent“.

 

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