DÉRIVES SUR- ou SOUS-RÉALISTES

De Paul Gonze
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Je souhaite être enterré avec mes lunettes.

Marcel Marïën

L'introuvable de Marcel Marien 01.jpg
L'introuvable de Marcel Marien 01.jpg

  

En juillet 1937, un adolescent de dix-sept ans quitte Anvers et ses parents qu'il juge trop petit-bourgeois pour rejoindre à Bruxelles une famille d'adoption plus spirituelle dont les  camarades promettent, par le biais de l'art, de changer la vie (Rimbaud), de transformer le monde (Marx)! Le parrainé s'appelle Marcel Mariën, ses parrains les surréalistes Paul Colinet, René Magritte, Paul Nougé, Louis Scutenaire...

     L'humour mordant et la créativité débridée du benjamin enthousiasment vite la confrérie des révolutionnaires en tour d'ivoire, surtout lorsqu'il leur présente sa première œuvre: une paire de lunettes dépareillée, un monocle supporté par deux jambes. Enthousiasme tel que René Magritte baptise ce ready-made "L'Introuvable": appellation jugée aussi originale que l’œuvre paraît géniale.

     Mais était-elle vraiment géniale, la dite appellation? Ou aussi banale que de baptiser sa fille Brigitte après avoir vu Et Dieu créa la Femme? Oui mais non pour qui se souvient que Woodbridge Strong Van Dyke s'inspira d'un polar éponyme de Dashiell Hammett pour produire un des films culte de cette époque bénie où le septième art était encore porté au septième ciel. Non mais oui pour qui n'a pas oublié, averti par l'aveugle Homère, la façon dont son cyclope gagna l'immortalité: l’œil crevé par Personne, surnom que s'était donné le rusé Ulysse.

     Mais l'objet lui-même, était-il vraiment original? Ou plagiait-il, comme le suggère une recherche sur Internet, un des troublants ready-made de Méret Oppenheim, photographié un an plus tôt par son amant puis mystérieusement évaporé (contrairement à sa gouache "One eyed" peinte en 1933, l'objet étant lui mis étrangement au pluriel "One eyed glasseS)? Qui s'en étonnerait, connaissant le talent de notre futur faussaire et son mépris iconoclaste des droits artistiques et autres abus d'appropriation artistique 1 ? Qui surtout accorderait crédit au mythe selon lequel c'est en cassant ses "brils" qu'il en aurait eu l'aveuglante inspiration?

  

Eyeglass de Merett Oppenheim 02.jpg
Eyeglass de Merett Oppenheim 02.jpg

  

     La méprise semble incroyable car Magritte et Nougé, assez bons belges que pour ne pas singer les excentricités de la scène artistique parisienne, n'auraient pas manquer de signaler à leur filleul que son artefact n'était qu'un remake.

     Il est encore plus incroyable que Xavier Canonne, aussi grand connaisseur de Man Ray que thuriféraire de Marcel Mariën, n'en ait jamais parlé, ait même osé choisir, comme couverture de l'ouvrage qu'il a consacré au Surréalisme en Belgique, ce qui risquerait de s’avérer n'être que le succédané d'une production franco-américaine!

     La suite de l'histoire reste néanmoins digne du suspense des films et romans contemporains. En effet, la lunette cyclopéenne de M.M. aurait été égarée pendant la guerre, tout comme a disparu celle(s) attribuée(s) à Méret Oppenheim. Ce qui pousse notre Marcel a ressusciter l'objet perdu en 1945 et à l'exposer dans le cadre de l'exposition Surréalisme organisée par la Galerie des Éditions de la Boétie, qui l'honore en le posant sur la couverture de son prospectus... 

  

Affiche La Boétie.jpg
Affiche La Boétie.jpg

   

... hélas - bis repetita placet - la merveille, à nouveau, s'éclipse: réellement introuvable!

     Ce n'est que vingt ans plus tard, en 1967, que M.M. se décide à confectionner une troisième réplique de son exploit juvénile, l'enchâssant comme une relique sur un socle recouvert de velours rouge que protège un cercueil de plexiglas. Signant sa "nouvelle" création sous la base, la datant de "1937 {1967}", il la cède, à prix d'ami (2.000 FB) au sculpteur Marcel Arnould et à son épouse, la peintre Renée_Demeester surnommée "La Puce" (ma tante qui m'en fera cadeau en 2002 pour que je la consacre pièce de référence du Petit aMusée.... mais assez ici sur ce sujet !)

  

L'introuvable Marien dos.jpg
L'introuvable Marien dos.jpg

  

     M.M. appréciait l'esprit libertaire de ce couple qui, seul, avait osé exposer, en vitrine de sa bouquinerie rue de l'Homme Chrétien, l'affiche censurée des Lèvres Nues. Se rencontrant régulièrement, ils visitèrent ensemble Paris où M.M. photographia, dans le cimetière du Montparnasse, La Puce relevant sa jupe au-dessus des mânes de l'auteur des Fleurs du Mal: aveu révélateur des sentiments qu'il éprouvait pour "la Belle Madame Arnould" et qui l'a poussé à lui offrir, peu après, la réplique datée de 1945 d'une autre de ses juvéniles éjaculations: "La Traversée du Rêve", de 1938.

  

La traversée du Rêve de Marcel Marien.JPG
La traversée du Rêve de Marcel Marien.JPG

   

    Mais on sait que M.M. n'hésitait pas à multiplier ses coups de cœur autant qu'à dupliquer ses coups de tête: donc à produire une quatrième réplique de L'Introuvable (la deuxième donc existant matériellement à cette époque) qui, exposée dans la galerie Isy Brachot, sera achetée par le diamantaire et collectionneur anversois Sylvio Perlstein.

     Selon Xavier Canonne, une cinquième réplique de la même époque (troisième existant concrètement) serait la propriété d'un proche de Sarah Whitfield, historienne d'art, épouse et donc exécutrice testamentaire de M.M. devenue, à ce titre, membre du conseil d'administration de la Fondation M.M..

     Fin 2013, plus de vingt ans après le décès de M.M., une vingtaine de nouvelles reproductions ont prouvé la capacité de l'Introuvable à réapparaître et se démultiplier, presque aussi miraculeusement que les petits pains de Notre Seigneur J.C.. De fait, en janvier 2014, au lendemain de l'exposition rétrospective Le Passager Clandestin au Musée de la Photographie, j'ai cru rêvé quand j'ai remarqué, dans la Galerie bruxelloise "The Corner" (aujourd'hui en faillite?), quelques fraîches moutures de la lunette célibataire (numérotées de 1/20 à 20/20 - plus 4 exemplaires H.C. - pour 4 administrateurs?) mises en vente dans le cadre d'une exposition symptomatiquement titrée Du Vinaigre à l'Enclume.

     Xavier Canonne m'a appris que ces vingt multiples ont été produits, avec la bénédiction de Sarah Whitfield, par Ronny Vande Velde, pour financer l’édition en deux langues du Passager Clandestin. Ces derniers, tout comme celui de Sylvio Perlstein, se distinguent de l'exemplaire de 1945 et de celui de 1967 dont je suis l'heureux propriétaire par l'orientation verticale plutôt qu'horizontale des vis de fixation. Ils se singularisent surtout par la gravure en police Arial blanche sur le bord intérieur noir de la branche gauche de la mention "Mariën 37" autant que par leur mise en scène d'un design superbement épuré:

  

L'introuvable mis en scène Marien.Jpeg
L'introuvable mis en scène Marien.Jpeg

      Certains s'en étonneront, rappelant que M.M. signait, datait et calligraphiait le titre de la majorité de ses œuvres de son écriture d'écolier et, surtout, se souciait peu d'en peaufiner la superficialité, conscient que d'aucuns préfèrent lécher en esthète la surface des choses de peur d'être plus profondément déséquilibré.

     L'objet, dans ces diverses versions, a parallèlement été évoqué et reproduit un nombre incalculable de fois en deux dimensions dans diverses éditions plus ou moins confidentielles, notamment (et de manière non exhaustive)

        - en 1940, dans la brochure "La Chaise de Sable" de M.M. publiée par L'Invention Collective,

        - en 1945, en couverture d'un des prospectus de l'exposition Surréalisme organisée par la Galerie des Éditions de La Boétie,

        - en 1979, en page 359 de L'activité surréaliste en Belgique de Marcel Mariën,

        - en 1989, en couverture du catalogue Weltrevolution en 365 Tagen,

       - en 1993, en pleine page 8 de la monographie éditée par le Crédit Communal suite au décès de celui qui se doutait de ce que vaut tout héritage culturel et dont l'épitaphe est: "Il n'y a aucun mérite à être quoi que ce soit".

Testament de Marien.jpg
Testament de Marien.jpg

         - en 2006, en couverture et en page 36 du catalogue Le Surréalisme en Belgique de Xavier Canonne et du dossier de présentation de l'exposition éponyme au Musée des Beaux-Arts de Mons en mars 2007,

       - en 2013, en pleine page 30 de la monographie Le Passager Clandestin du même Docteur en Histoire de l'Art, l'Introuvable qui y est photographié - et qui a été exposé - étant un des multiples commercialisés par Rony Van de Velde en 2012 (la légende de la photo étant donc aussi trompeuse que l'inscription gravée sur la branche),

     - et enfin, en 2019, comme logo de la Fondation Marcel Mariën, à partir de la photo prise en 2012.

      "Accessoirement", c'est apparemment aussi cette dernière photo qui est mise en ligne via Internet et attribuée par d'aucuns à Man Ray pour accréditer la primauté d'un ready-made de Méret Oppenheim datant de 1937! Fake news donc attestant du rayonnement emblématique de L'Introuvable de M.M. et tout à son honneur.

       Ô tempora, ô mores!

    

       Dans la même philosophie, il ne faut pas être béguine pour croire que notre héros ne se retournera pas complaisamment dans sa tombe quand il apprendra que, juste cent ans après sa naissance, la Maison Christian Dior a(urait) invité un de ses plus beaux mannequins à défiler - pour la présentation de sa collection automne-hiver 2021 - dans une robe longue de tulle drapé blanc sur laquelle est brodée, en queue de rat de crêpe noir, une de ses muettes déclarations d'amour à Bebeth (Elisabeth Altenloh): ne rêve-t-on pas plus voluptueusement, couché sur le ventre, de celle qui s'habille toujours des pensées qu'elle nous prête! (voir page d'accueil de la Fondation Marcel Mariën) 2

Muette et Dior.jpg
Muette et Dior.jpg

    Mais peut-être notre défunt joue-t-il plutôt à la crêpe au fond de son caveau, sachant que les lettres calligraphiées et ornées de collages roses destinées à son amour de jeunesse (Jacqueline Nonkels qui, hélas, ne paya pas son galant en retour) enrichissent dorénavant le patrimoine de la Fondation Roi Baudouin; Méditant sur l'évidence que tout cela ne riME Á RIEN, ses œuvres illustrant pour l'éternité la grandeur de la petite Belgique, le pres-tige des Sexe-Cobourg-Gotha ainsi que la profondeur de l'attachement d'un Très Saint Roi pour sa Très Catholique Épouse? Qui croyaient en un même Dieu ??? Lequel, effectivement, n'a qu'un œil (pinéal) !

  

Keep the fly flying Marien.jpg
Keep the fly flying Marien.jpg

     Que soient donc ici remerciés - et demain décorés de l'Ordre du Mérite Agricole ? - les quatre administrateurs de la Fondation Marcel Mariën qui ensemencent le marché de l'art de ses collages frappés de l'esprit d'insoumission, qui pondent des certificats d'authenticité à la place de celui qui jouissait de multiplier les faux, qui cultivent le surréalisme en tubercule de la société de consommation...

     Et que soit reconnu le génie de Gabrielle, ma petite-fille de trois ans et demi, qui, jouant avec la divine relique sans se soucier de mon inquiétude qu'elle ne la brise comme M.M. l'aurait fait avec ses lunettes en 1937, en métamorphosa l'apparence, changeant la vie, transformant le monde ! Et me poussant; au travers de cette plus chaste position, à chercher une fiancée pour notre introuvable célibataire...

  

L'introuvable Marien 03.jpg
L'introuvable Marien 03.jpg

 

Il est étonnant que la tentation de se croiser les bras et de se taire ne soit pas plus populaire.
Marcel Marïën

...  ou de décroiser les jambes et de gémir?

Aurore d'Utopie

'Mais encore' : Pourquoi cette bafouille, alors qu'on dit souvent plus en ne disant rien. (M.M.)? Dans le but de chercher noise à Xavier Canonne? Que non: j'apprécie trop la générosité et la constance de son engagement en faveur des surréalistes belges. Convaincu qu'il a assez le sens de l'humour et le goût des provocations familières à l'auteur du Radeau de la Mémoire pour comprendre qu'en complice comme lui de son auteur3, je m'interroge sur les risques de certaines dérives, bien écartées de l'esprit (de l'âme?) d'un testament de granit. Partageant avec lui le souhait que celui qui, entre Paul Nougé et Tom Gutt, continue à nous inspirer, repose en paix, son œuvre étant protégée, non plus par copy-right mais par copy-left (diffusion, reproduction et modification autorisées à condition de nommer l'auteur original, de le faire selon le même principe copyleft et sans finalité mercantile). Pour l'éveil libertaire et créatif du plus grand nombre...

  

  

1: Songeons aux prospectus distribués au Casino de Knokke et annonçant la Grande Baisse (avec un ou deux s?) des "Mémoire" et autres "Condition Humaine" de son père spirituel: Ôh le fils indigne!

2: Grazia Chiuri au sujet de sa collection haute couture automne-hiver 2020-2021 confiait aux dirigeants de la Fondation Marcel Mariën:« Les images surréalistes parviennent à rendre visible ce qui est en soi invisible. Je m’intéresse au mystère et à la magie, qui sont aussi une façon d’exorciser l’incertitude quant au futur ». De dé-rober ou re-nuder les charmes de celle qui danse dans les rêves de Paul Nougé ?

3 : M.M., lors d'une de nos rencontres, m'avait dit apprécier les projets de l'a.s.b.l. TOUT, en particulier Le Rêve de sous les Pavés, trouvant (vrai ou faux?) dans une logique pataphysique que ce n'était pas de l'art mais du pét-ard.

 

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