A qui profite le crime?

De Paul Gonze
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Texte écrit pour les actes du colloque "Á qui et à quoi sert l'art contemporain?" publié par Culture & Démocratie en mai 2009.

  

 "Le devoir révolutionnaire de l'artiste bourgeois est de se suicider!"  

paraphrase d'un bon mot de Che Guevara

 

À la question « L’art contemporain, pour qui et pour quoi ? », d’aucuns se plairont à répondre que celui-ci poursuit, à l'image des avant-gardes du passé et des « Beaux-Arts classiques », une activité, par essence ou excellence, gratuite, sans finalité mercantile ou politique; que dans un monde malade de rentabilité, il est l'unique sujet d'agitation de l'homo sapiens sapiens à n'avoir d’autre but que la gratuité éthérée du plaisir qu’il offrirait à toute l'humanité.
   Plus crûment dit, les artefacts, hier comme demain, serviraient de confortables œillères aux esthètes en attente d'illuminations, d'enjoliveurs maquillant les misérables et tristes horreurs de ce bas-monde voire d'anxiolytiques catalysant l’oubli qu’aucun acte dans aucune communauté n'a jamais été et ne sera jamais neutre, que tous portent à conséquences sur nos rapports avec autrui et son mal-être, notre système de valeurs et sa débilité, l’état de la planète et son réchauffement. Que prétendre être neutre, c’est toujours, par abstention, soutenir le parti dominant.

   Reprenant la question au ras des pisse-en-lits, personne ici ne contestera cette lapalissade que la plus immédiate destination de toute production artistique est d’aider son auteur à survivre, pécunièrement et éthiquement, à ne pas crever de faim ni de déprime dans l'insoutenable tiédeur du monde.
   Mais l’instinct de survie suffit-il à excuser ceux qui s'engagent comme mercenaires du grand capital, laquets des élites néo-libérales, bouffons de la société du spectacle ? Question auquel personne n’a de réponse à imposer à ses semblables. Quoique... il n'est pas déplacé de signaler qu’il y a question et que personne, en son for intérieur, ne peut l'éluder.

   Avant d'entamer pareille auto-critique, l'un ou l'autre censeur pourra rappeler que, jusqu’il y a peu, les œuvres d’art, dans leur toute grande majorité, étaient des actes d’allégeance aux plus puissants, qu’ils soient Âmes des Ancêtres, Dieux de l’Olympe, Bon Pasteur, Roi des Rois, Président de la République ou Gros et Gras Propriétaires. Et que les rares qui dérogeaient à cette règle ont été plus ou moins rapidement récupérées, neutralisées, anesthésiées dans les musées glorifiant l’ouverture d’esprit des tenants du pouvoir.
   Depuis quelques temps cependant, on murmure que le monde change et que, vivant désormais dans l’ère post-révolutionnaire et son mirage démocratique, l'artiste deviendrait enfin maître de ses actes. Qu'il peut se targuer d'être - plus ou moins - libre de choisir la bannière sous laquelle il défile. Même s'il sait qu'elle ne sera jamais tout à fait noire ou blanche, rouge ou bleue, verdâtre ou verdoyante. Et que donc il peut répondre, pleinement conscient du camp pour lequel il se bat et s'endort, à cette simple question : « A qui profite mon crime, mes crimes ? »

   En d’autres mots, "mes choses" sont-elles destinées aux happy-few qui y verront le certificat de leur excellence, la gèreront comme un placement rentable, la monopoliseront pour prouver leur appartenance à la caste des Bling-Bling… ou s’adressent-elles, en abusant de la terminologie socialisante des centres culturels, "au plus grand nombre et en particulier aux plus défavorisés" ?
   Sont-elles objets ou gadgets de délectable consommation, stylés en accord avec les caprices de la mode, excitant les convoitises de la jet-set internationale... ou s'abandonnent-elles à la jouissance gratuite du vulgus pecus et de ses étranges étrangers**?
   Sont-elles codées de manière à ne pouvoir être déchiffrées que par l’intermédiaire des vicaires et critiques d’art, pontifes et curateurs... ou s’inscrivent-elles dans le quotidien de chacun, en résonance avec ses émotions, valorisant l’unique et irremplaçable personnalité et autonomie libertaire de nos alter-ego inconnus ?
   Sont-elles, par leur style, leur griffe, leur signature et leur mise en scène des scandales égotistes, conformes à l'idiologie du star system et se mercantilisent-elles en séries limitées, numérotées, diorisées... ou participent-elles de la vie de chacun avec l'évidence de l'air que l'on respire, de l'eau que l'on boit, des sourires que l’on échange?
Sont-elles copy-right... ou copy-left?

   Alternatives que tout artiste, par nature introspectif, ne peut prétendre ignorer mais qui devraient aussi interpeller leurs intercesseurs qui savent comment se diffuse l’art contemporain, comment se médiatise son "pour qui?" et son "pour quoi?".

   Reformulons donc, pour ces derniers, en termes plus terre-à-terre, l'interrogatoire.
   Est-il politiquement correct que le budget de la culture, auquel tous les citoyens contribuent par l’intermédiaire de leurs impôts, soit détourné au profit des plus nantis? Que, exemple anodin, une place au théâtre de la Monnaie, valant 250 €, soit payé 50 € par ceux qui s'y congratulent entre petits amis?
   Á quoi servent les musées? De faire valoir d'une minorité assez fortunée que pour en payer le droit d'accès et assez oisive que pour s'y promener sans leur chien? De salon mondain où se vernissent, une fois tous les trimestres, la même collection de souliers noirs et de talons-aiguille? De coffre-fort cautionnant la cote en bourse des investisseurs et mécènes privés?
   Un artiste s'est-il crucifié dans ses oeuvres pour cacher le bout d'un clou au milieu d'un mur blanc, au fond d'un parallélépipède aseptisé, à côté d'autres reliques s’embaumant sous verre dans les collections standardisées de musées aussi banalisés que les hôtels Hilton plutôt que dans des écoles de villages, des gares de banlieues, des bistrots de quartiers?
   Pourquoi les institutions culturelles publiques encouragent-elles les artistes, par le biais de prix et de rétrospectives, à s’inscrire dans la logique privatisante du néo-libéralisme, essuyant leurs mauvais plâtres au profit des galeries marchandes plutôt que de les inciter à explorer des démarches alternatives, plus démocratisantes?
   Faut-il que la Commission Royale des Arts Plastiques, avec des moyens se mitant plus vite qu'une peau de chagrin, se targue de jouer dans la cour des collectionneurs millionnaires plutôt que de mettre en rose les chancres urbains et de dégriser les marginaux?
   Pour les profits de quels politiciens et le prestige de quels affairistes a-t-on bétonné et doré sur tranche une multitude de Palais ou Maisons de la Culture sans leur allouer d'adéquats budgets de fonctionnement ou de simple entretien?
   La finalité du MAC's est-elle d'achalander des publics captifs et une minorité de touristes pollueurs mercédesisés alors que pour le même budget, des centaines d’œuvres d’art public de qualité, enracinées dans toute la Wallonie, auraient sensibilisé toute une population et leurs hôtes aux dilemmes d'une société en crise?


... Arrêtons! Positivons !

   Rêvons d'œuvres d'art qui seraient vecteurs de reliance, catalyseurs d'intégration multiculturelle, compost de jouissance pour toute une communauté, ferments de convivialité et de fraternité, éveilleurs d'autonomie libertaire...
Rêvons d'œuvres offertes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à tout un chacun de manière à imprégner son quotidien, enrichir l'imaginaire collectif, solidariser une communauté, transformer un cadre ou carcan de vie en foyer de rencontres et de partage, en mi-lieu du monde...
   Rêvons d'une société où le potentiel créatif de chaque être serait reconnu, développé, exalté, où tout acte se révèlerait, non pas produit à commercialiser mais création à partager, où le mot artiste deviendrait si galvaudé que, tombé dans le domaine public, quiconque pourrait l'adopter, où chaque femme et chaque homme se découvrirait créateur de sa propre vie...
   Rêvons, oui rêvons d'un autre monde... plus humain, plus égalitaire, plus harmonieux et apportons chacun notre pierre à la matérialisation de cette utopie.

   Oh là, oh là, arrêtez ! N’en jetez plus! Depuis le temps qu'on a constaté que toute utopie s'avère promesse de goulag ; Que toute personne voulant imposer sa recette du bonheur à l'insu d'autrui est un dictateur en puissance; Que la poursuite du progrès surchauffe la planète, pousse 7 à 10.000.000.000 de zéros ou héros à buller au bord de l'ébullition et sublime l'art contemporain "à l'état gazeux" *; Et qu’une terre encombrée d’artéfacts se fossiliserait bien vite en musée du « Tout est de l’Art (Contemporain) »?

   Alors pour qui et pour quoi cet article aux outrances à peine assassines? Pour son coupable qui avait, dans le cadre de "Zone de Turbulences", reproduit à l'envers d’une carte postale géante dont le recto montrait un ours blanc, les bras croisés et silencieux sur la banquise en débâcle, cette citation de Marcel Marien: "Il est étonnant que la tentation de se croiser les bras et de se taire ne soit pas plus populaire", constat auquel la Grande Agitatrice répondait par un "Faut turbuler pour exister!"?
   Et pour d’autres encore? Pour toi peut-être, "anonyme lecteur, mon semblable, mon frère"**? Et pour quoi? Pour "les nuages, les nuages là-bas, les merveilleux nuages"**?

* Référence au titre d’un ouvrage du critique d’art Yves Michaud
** Référence à des poésies de Charles Baudelaire, auteur des Fleurs du Mal et critique d’art.

 

 Pas encore assez de "Parole, Parole" (à prononcer à la napolitaine)?